L'annonce était très attendue et marque le début du processus d'adoption de la Pac 2028-2034. Aux premières réactions, on devine que ce processus sera lent et tortueux, car de nombreux points soulèvent des interrogations, voire une franche opposition.
En premier lieu le budget global et son architecture : comme redouté, le budget de la Pac (387 milliards d’euros sur sept ans de 2021 à 2027, dont 270 milliards d’aides directes aux agriculteurs) devrait être raboté et intégré à un fonds beaucoup plus vaste de "partenariat national et régional"... "Ce fonds commun rassemblerait les dépenses pour l’agriculture avec celles de la pêche, la cohésion, le social et même la gestion des demandeurs d’asile. Nous ne sommes pas dupes, c’est le moyen de faire un écran de fumée pour camoufler une baisse du budget d’au moins 20% pour notre alimentation, pour nos agriculteurs, pour nos territoires ruraux", a réagi dans un communiqué le Landais Eric Sargiacomo, député européen et vice-président de la commission de l’agriculture et du développement rural.
"Nous ne sommes pas dupes, ce fonds commun est le moyen de faire un écran de fumée pour camoufler une baisse du budget d’au moins 20% pour notre alimentation, pour nos agriculteurs, pour nos territoires ruraux" Eric Sargiacomo, député européen
Cette dilution du budget agricole s'accompagnerait d'une plus grande liberté laissée aux Etats membres dans l'utilisation des fonds. Liberté qui là encore, pose problème selon le député européen socialiste des Landes : "Le fonds unique et les plans nationaux laisseront les coudées franches aux Etats membres. A la clé, des disparités croissantes dans le soutien aux agriculteurs entre régions européennes : c’est le "c" de la Pac qui disparait ! On l’a déjà constaté pour la Pac de 2021 : la Commission surestime gravement sa capacité à imposer aux Etats membres des modifications de leurs plans nationaux dans le sens de la cohérence, de l’efficacité, bref de l’intérêt général. Nous avons besoin de plus de politiques intégrées et non de moins, c’est un renoncement politique sous couvert de simplification technocratique, aujourd’hui c’est la Pac qu’on veut désintégrer."
Une crainte partagée par le coprésident du Modef National Frédéric Mazer : "Déjà qu'on avait un peu déshabillé la Pac avec le Plan stratégique national… Si on transfère tout aux Etats, on va finir par leur dire qu'ils doivent se débrouiller financièrement, c'est la prochaine étape. Il faut que l'UE garde la main et ne donne pas un blanc-seing aux Etats."
Plafonnement et dégressivité
Ce projet de Pac pourrait aussi marquer un tournant en matière de distribution des aides. En effet, pour la première fois, sont évoqués clairement le plafonnement des aides à l'hectare à partir de 100 000 euros et la dégressivité dès 20 000 euros. "Un pas en avant vers plus de justice sociale", estime Eric Sargiacomo, tandis que la FNSEA dénonce sans surprise une mesure "totalement déconnectée des réalités économiques des exploitations et qui fragiliserait profondément le modèle agricole familial en France comme en Europe". Pour Frédéric Mazer et pour le Modef, ce plafonnement et cette dégressivité contribuent au contraire à une plus juste répartition des aides et donc au maintien des exploitations familiales et indépendantes. "J'ai assisté à une réunion à Paris où les syndicats CR, FNSEA-JA étaient vent debout contre le plafonnement des aides Pac… De notre point de vue c'est plutôt bon signe car si le budget de la Pac est réduit, les économies se feraient sur le plafonnement, sous toutes réserves évidemment…"
Autre point positif : la fin des éco-régimes et la montée en puissance des Maecs, "les bons outils pour accompagner la transition agro-écologique", toujours selon Eric Sargiacomo. Frédéric Mazer est également de cet avis : "Le différentiel entre le bio et la HVE, qui elle ne demande aucun effort, était bien trop faible. Ces éco-régimes sont de la poudre aux yeux pour verdir la Pac. Les Maecs permettent une gestion beaucoup plus fine, en fonction des territoires. Il faut arrêter de faire du macro ! Nous les paysans, on sait très bien que ce qu'on fait sur un territoire, avec une race, une méthode de travail, n'est pas transposable ailleurs. Les Maecs s'adaptent aux savoir-faire et aux techniques de chacun."
Le grand retour du stockage stratégique
Enfin, la grande révolution de la nouvelle Pac pourrait résider dans la mise en place de stocks stratégiques : à la différence du stockage privé, qui permet aux metteurs en marché de stocker la récolte d’une année sur l’autre en attendant la revente, ou de leur permettre d’attendre le meilleur moment possible pour vendre, le stockage stratégique permet de stabiliser les marchés par une raréfaction de l’offre lors que les prix sont faibles, signe d’excédent par rapport à la demande, ou au contraire en déstockant lorsque les prix sont hauts, afin d’augmenter l’offre présente sur les marchés. Ce stockage doit être géré conjointement par les Etats membres pour être efficace. Actuellement, les stocks de fin de campagne européen, majoritairement gérés par des entreprises privées, permettent à l’UE d’avoir des stocks allant de 50 à 63 jours pour les céréales, soit 11 à 18% du rapport stock/consommation alors que les Etats-Unis ont une capacité de 209 jours et la Chine de 342 jours pour le blé. Là encore, on mesure le retard considérable pris par l’Europe en matière de stratégie agricole. Sans stocks, elle ne peut que subir la volatilité des marchés et y répondre avec un temps de retard. "Les Etats membres devront prévenir les risques de rupture en contrôlant les réserves alimentaires, s'est réjoui Eric Sargicacomo. Les montagnes de beurre et de poudre de lait des années 1980 ont créé un traumatisme chez toute une génération, c’est le tabou des stocks agricoles qui tombe enfin ! C’était indispensable pour la souveraineté alimentaire européenne !"
"C'est quand même extraordinaire que nos dirigeants finissent par admettre qu'on a besoin des outils de régulation qu'ils ont détruit au cours des dernières décennies et dont nous réclamons depuis toujours le maintien !" Frédéric Mazer, coprésident du Modef National
Dans le projet de nouvelle Pac, chaque Etat membre aurait ainsi l’obligation de détenir un niveau de stock minimal en regard à sa consommation, à l’image de ce qui existe déjà pour l’énergie (pétrole et gaz). C’est l’UE qui donnerait le signal en matière de stockage ou de libération des stocks. Les stocks seraient propriété de l’Etat qui en assumerait les coûts de constitution et d’entretien. Ceux-ci seraient constitués lorsque les prix descendraient sous le SRP (seuil de régulation publique), et libérés lorsque les prix dépasseraient le seuil de solidarité financière. Ils seraient plafonnés à 4% de la production annuelle. Toutefois, en cas de surproduction le Conseil des ministres de l’Union européenne pourrait décider d’augmenter la part du stockage de crises selon des niveaux et des modalités de financement appropriées.
"A l'époque on faisit des stocks pour gérer la surpoduction et on arrivait à maîtriser les prix en stockant et destockant, ajoute Frédéric Mazer. C'est une question très politique : on nous explique depuis des années qu'il faut libéraliser le marché de l'alimentation pour maîtriser les prix et on se rend compte que c'est faux. Au contraire, la marchandisation et la spéculation à outrance sur les matières agricoles ont fait dégringoler les prix et ce sont les revenus des agriculteurs qui en ont souffert. C'est quand même extraordinaire que nos dirigeants finissent par admettre qu'on a besoin des outils de régulation qu'ils ont détruit au cours des dernières décennies et dont nous réclamons depuis toujours le maintien !"
Reste à savoir ce qu'il restera de toutes ces intentions au terme des négociations, qui devraient durer près de deux ans. "Pour l'instant, ces annonces sont destinées à faire bouger les lignes, estime Frédéric Mazer. On sait que le budget va diminuer et il faudra faire en sorte que cette baisse ne touche que les plus gros bénéficiaires. Les petits, on ne peut pas leur baisser le budget ou alors, on aura un vrai problème social. En ce sens, le plafonnement des aides est un bon signal. Il faudra se battre là-dessus avec nos députés."
